Hypothermie by Álvaro Enrigue

Auteur:Álvaro Enrigue [Enrigue, Álvaro]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Fiction
ISBN: 9782072464874
Google: reZmDwAAQBAJ
Éditeur: Gallimard
Publié: 2018-05-31T04:00:00+00:00

Thérapie : thérapie

L’égoïsme et la mesquinerie sont les seules valeurs cotées dans les sociétés fières d’être composées d’immigrants. C’est pourquoi nous tous, les gringos, nous finirons tôt ou tard en thérapie. Dans des mondes tels que le nôtre, l’unique façon d’obtenir l’écoute de quelqu’un, c’est de le payer pour cela.

Blanc

Yeux sans sensation, sensation sans regard.

Oreilles sans mains ni yeux.

Hamlet, III, IV

Pendant les séries éliminatoires des Ligues majeures, le temps s’arrête dans tout le pays à l’heure où commence le base-ball. Les deux équipes de cet après-midi étaient à égalité à la neuvième entrée, le match se prolongea donc jusqu’après minuit. Le douzième inning fut si tendu qu’il ne but même pas une gorgée du verre de gin tonic qu’il s’était préparé pour l’occasion. À la fin du jeu, il ajouta des glaçons et resta réveillé un moment, jouissant de cette forme unique de liberté que représente le fait de veiller dans une maison où tous les autres dorment. Il n’y avait plus rien de potable à la télé, il l’éteignit donc et tendit un bras vers la bibliothèque pour atteindre la caméra vidéo qu’il avait achetée l’hiver précédent.

Il l’alluma, fit revenir la bande un peu en arrière et appuya sur le bouton play. Un blanc immaculé apparut sur l’écran en plasma, puis un liseré bleu sur la partie supérieure. La vibration du liseré prouvait que la caméra était en train de bouger pendant le tournage, malgré le caractère immuable de la tache blanche. Après quelques secondes, on vit entrer puis disparaître du cadre des barres verticales qu’il tarda un peu à identifier comme des arbres. Finalement, il vit son propre visage, parlant de la neige et du froid. C’était une partie du documentaire filmé par les fillettes pendant une visite au centre-ville, lors de la chute de neige record qui avait entraîné l’achat de la caméra.

Ce furent des journées particulières : sa femme était partie à Philadelphie pour tenir compagnie à sa mère, où celle-ci se remettait d’une opération, et c’était à lui de se débrouiller seul avec les gamines et les météores.

La neige commença à tomber un mardi à midi, alors qu’on l’attendait depuis le matin. Il était assis à son bureau, en train de rédiger un rapport, persiennes closes pour éviter le reflet de la lumière sur l’écran, lorsque son chef débarqua. Il neige déjà, lui dit-il, et très fort ; moi, je vais rester tard car je dois téléphoner aux consultants de San Francisco, mais je peux rentrer en marchant si on ferme le métro ; toi, rentre chez toi maintenant, tu m’enverras le rapport par courrier électronique.

Dès qu’il se retrouva seul dans son cubicule, il rouvrit grandes les persiennes. Ce qu’il aimait, dans les premiers instants d’une chute de neige, c’était l’énorme agitation dehors, les rues pleines de gens s’affairant avant la fermeture des commerces. Il y avait un contraste fugace dans le paysage : en haut, le ciel qui se précipitait en une blancheur féroce, et en bas la vie avec toutes ses couleurs menacées.

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